Concurrence déloyale exercée par une société en formation

Par un arrêt du 17 mai 2023, la Cour de cassation considère que la détention ou l’appropriation d’informations confidentielles appartenant à une société concurrente apportées par un ancien salarié, même non tenu par une clause de non-concurrence, constitue un acte de concurrence déloyale si elles ont été commises pendant l’exécution du contrat de travail de celui-ci. La faute d’une société résultant de celle de ses organes, sa responsabilité ne peut être engagée si elle n’était ni constituée ni immatriculée à la date des faits litigieux commis par celui qui n’en était pas encore dirigeant.

Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 17 mai 2023, 22-16.031, Publié au bulletin

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l’arrêt suivant : COMM. DB COUR DE CASSATION ______________________ Audience publique du 17 mai 2023 Cassation partielle M. VIGNEAU, président Arrêt n° 356 F-B Pourvoi n° E 22-16.031 R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________ AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS _________________________ ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 17 MAI 2023 La société AIGP ingénierie, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° E 22-16.031 contre l’arrêt rendu le 5 mai 2022 par la cour d’appel de Lyon (3e chambre A), dans le litige l’opposant à la société Eras, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation. La demanderesse invoque, à l’appui de son pourvoi, un moyen de cassation. Le dossier a été communiqué au procureur général. Sur le rapport de Mme Bellino, conseiller référendaire, les observations de la SCP Delamarre et Jehannin, avocat de la société AIGP ingénierie, de la SARL Matuchansky, Poupot et Valdelièvre, avocat de la société Eras, et l’avis de M. Debacq, avocat général, après débats en l’audience publique du 21 mars 2023 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Bellino, conseiller référendaire rapporteur, Mme Darbois, conseiller doyen, et Mme Labat, greffier de chambre, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ; Faits et procédure 1. Selon l’arrêt attaqué (Lyon, 5 mai 2022), la société Eras, société d’ingénierie industrielle et d’études techniques, a assigné la société AIGP ingénierie (la société AIGP), société exerçant une activité similaire, créée par deux de ses anciens salariés, en paiement de dommages et intérêts, lui reprochant des faits de concurrence déloyale. Examen du moyen Sur le moyen, pris en sa première branche Enoncé du moyen 2. La société AIGP fait grief à l’arrêt de dire qu’elle s’est rendue coupable d’actes de concurrence déloyale en ayant détourné par l’intermédiaire de son dirigeant, M. [T], des documents commerciaux dont la société Eras avait la propriété, et de la condamner à verser à la société Eras une indemnité de 15 000 euros pour trouble commercial, alors « que sont seuls constitutifs d’actes de concurrence déloyale des actes de parasitisme, de dénigrement ou de désorganisation du marché ou de l’entreprise rivale, notamment par détournement illicite de clientèle ou débauchage prohibé ; que la concurrence déloyale suppose un acte effectif et illicite sur le marché ; que n’est aucunement constitutif d’un tel acte de concurrence déloyale le simple téléchargement, par un ancien salarié, de documents appartenant à son ancien employeur sans utilisation effective de ceux-ci à des fins commerciales ; qu’en l’espèce, la cour d’appel a considéré que serait constitutif d’acte de concurrence déloyale, l’envoi de plusieurs courriels par M. [T], le 16 septembre 2014 (à une date où il était encore salarié de la société Eras et où la société AIGP n’avait pas encore été constituée), depuis sa boîte professionnelle vers une boîte personnelle portant, pour certains sur « divers actes commerciaux tels que une répartition de tâches mandat RDC 2014, suivi d’enregistrement de commandes au 30/9/2013 en région centre-Est, reporting », et pour d’autres sur un « « compte-rendu PCH Meetings 2014 » listant les projets de 34 grandes entreprises clients potentiels et au « potentiel de la région Ouest » constitué de tableaux de plusieurs pages listant une multitude d’entreprises susceptibles d’être intéressées par les services d’une société d’ingénierie et visant la stratégie de Eras dans l’Ouest de la France » ; que la cour d’appel a toutefois elle-même relevé que la société Eras ne démontrait pas « l’usage effectif des données transférées » ; qu’il en résultait donc que le supposé détournement de données commerciales par M. [T] n’avait fait l’objet d’aucune utilisation effective par la société AIGP à des fins de concurrence, ce qui excluait toute faute de concurrence déloyale ; qu’en retenant pourtant que la faute résulterait de « l’effectivité des détournements et non de l’usage des données qui pourraient en résulter », la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a violé l’article 1382, devenu 1240, du code civil. » Réponse de la Cour Vu l’article 1382, devenu 1240, du code civil : 3. Il résulte de ce texte que la détention ou l’appropriation d’informations confidentielles appartenant à une société concurrente apportées par un ancien salarié, ne serait-il pas tenu par une clause de non-concurrence, constitue un acte de concurrence déloyale. 4. Pour dire que la société AIGP s’était rendue coupable d’actes de concurrence déloyale, en détournant, par l’intermédiaire de son dirigeant, M. [T], des documents commerciaux dont la société Eras avait la propriété, et la condamner à verser à celle-ci une indemnité en réparation de son trouble commercial, l’arrêt relève que, le 16 septembre 2014, M. [T] s’est envoyé une série de courriels successifs depuis sa boîte professionnelle au sein de la société Eras, avant son licenciement le 26 septembre 2014, sur une adresse courriel personnelle, visant divers actes commerciaux tels qu’une « répartition de tâches mandat RDC 2014 », un suivi d’enregistrement de commandes au 30 septembre 2013 en région Centre-Est ou un « reporting », et que, par le même procédé, à la même date, ce salarié a procédé à un détournement de données commerciales d’une très grande importance relatives au « compte-rendu PCH Meetings 2014 » énumérant les projets de trente-quatre grandes entreprises, clientes potentielles, et au « potentiel de la région Ouest », constitué de tableaux listant les entreprises susceptibles d’être intéressées par les services d’une société d’ingénierie et visant la stratégie de la société Eras dans l’Ouest de la France. Il retient que, si ces transferts de messages ont été effectués à une date où M. [T] était encore le salarié de la société Eras, néanmoins, l’examen de ces documents révèle qu’ils ne sont pas seulement des « reporting », mais aussi des documents commerciaux techniques, dont certains d’importance manifeste. Il ajoute que, si leur usage était lié à la seule défense de M. [T] à l’occasion de son licenciement, leur transfert sur une adresse personnelle n’était pas requise, le salarié étant en droit d’utiliser des documents internes pour ce faire. Il retient également que, eu égard au climat délétère au sein de la société Eras, il est manifeste que ces transferts de courriels, qualifiables de détournements, étaient destinés à servir les intérêts personnels de M. [T] en étant susceptibles d’être utilisés lors d’une expérience professionnelle ultérieure, notamment par la création d’une autre structure. Il retient, enfin, qu’il est indifférent que ne soit pas prouvé par la société Eras l’usage effectif des données transférées, la faute résultant de l’effectivité des détournements et non de l’usage des données qui aurait pu en résulter. 5. En se déterminant ainsi, sans constater l’appropriation ou la détention par la société AIGP, des informations confidentielles relatives à l’activité de la société Eras, obtenues par M. [T] pendant l’exécution de son contrat de travail, la cour d’appel a privé sa décision de base légale. Et sur le moyen, pris en sa cinquième branche Enoncé du moyen 6. La société AIGP fait le même grief à l’arrêt, alors « que les sociétés commerciales jouissent de la personnalité morale à dater de leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés ; que les personnes qui ont agi au nom d’une société en formation avant qu’elle ait acquis la jouissance de la personnalité morale sont tenues solidairement et indéfiniment responsables des actes ainsi accomplis, à moins que la société, après avoir été régulièrement constituée et immatriculée, ne reprenne les engagements souscrits ; qu’il en résulte que des faits juridiques de concurrence déloyale commis par un associé fondateur-dirigeant, avant l’immatriculation d’une société commerciale, ne peuvent engager la responsabilité civile de celle-ci, dépourvue d’existence légale à la date de leur commission ; qu’en l’espèce, le seul acte de concurrence déloyale retenue par la cour d’appel consiste dans le transfert de courriels de la boîte professionnelle à la boîte personnelle de M. [T] commis le 16 septembre 2014 ; qu’il est constant, et la cour d’appel l’a constaté, que la société AIGP n’a été constituée que selon statuts du 6 novembre 2014, son immatriculation étant ultérieure ; qu’il en résultait nécessairement que la société AIGP ne pouvait voir sa responsabilité engagée à ce titre, pour des faits commis avant même qu’elle n’ait la moindre existence légale ; qu’en retenant l’inverse au prétexte que « l’acte reproché à une personne morale s’analyse au travers de ceux qui sont commis par une personne physique qui lui est attachée par exemple son dirigeant », quand, à la date des faits imputés à la société AIGP, M. [T] était encore salarié de la société Eras et n’était pas encore dirigeant de l’exposante, qui n’avait, à cette date, aucune existence légale, la cour d’appel a violé l’article L. 210-6 du code de commerce, ensemble l’article 1382, devenu 1240, du code civil. » Réponse de la Cour Vu les articles 1382, devenu 1240, du code civil et L. 210-6 du code de commerce : 7. Il résulte du premier de ces textes que la faute de la personne morale résulte de celle de ses organes. 8. Selon le second, les sociétés commerciales jouissent de la personnalité morale à dater de leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés ; les personnes qui ont agi au nom d’une société en formation avant qu’elle ait acquis la jouissance de la personnalité morale sont tenues solidairement et indéfiniment responsables des actes ainsi accomplis, à moins que la société, après avoir été régulièrement constituée et immatriculée, ne reprenne les engagements souscrits, ces engagements étant alors réputés avoir été souscrits dès l’origine par la société. 9. Pour dire que la société AIGP s’est rendue coupable d’actes de concurrence déloyale en détournant, par l’intermédiaire de son dirigeant, M. [T], des documents commerciaux dont la société Eras avait la propriété, et la condamner à verser à celle-ci une indemnité en réparation de son trouble commercial, l’arrêt retient encore que les actes reprochés à une personne morale s’apprécient en considération de ceux des personnes physiques qui lui sont attachées, telles que leur dirigeant. 10. En statuant ainsi, alors qu’à la date des faits litigieux, la société AIGP n’était ni constituée ni immatriculée, de sorte que les agissements fautifs de M. [T], qui n’en était pas encore dirigeant, ne pouvaient engager sa responsabilité, la cour d’appel a violé les textes susvisés. PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour : CASSE ET ANNULE, sauf en ce que, infirmant le jugement, il rejette la demande de la société Eras au titre du préjudice moral, l’arrêt rendu le 5 mai 2022, entre les parties, par la cour d’appel de Lyon ; Remet, sauf sur ce point, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Lyon autrement composée ; Condamne la société Eras aux dépens ; En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Eras et la condamne à payer à la société AIGP ingénierie la somme de 3 000 euros ; Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l’arrêt partiellement cassé ; Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du dix-sept mai deux mille vingt-trois.

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